mercredi 16 avril 2014

Russell et la marotte féconde (première partie)

Johannes Kepler (1571-1630) était astronome et astrologue. Les deux disciplines, à l'époque, n'étaient pas clairement distinguées.
Admirateur de Copernic, il rectifia sa conception du mouvement des planètes du système solaire : Copernic, influencé par les Grecs, pensait que l'orbite des planètes était circulaire. Kepler montra qu'elle était elliptique. On lui doit les trois fameuses lois qui portent son nom.



“Le caractère de l'esprit de Kepler était très singulier. Il fut amené à soutenir l'hypothèse de Copernic presque autant par le culte du Soleil que par des mobiles plus rationnels. Dans les travaux qui aboutirent à la découverte de ses trois lois, il fut guidé par l'idée invraisemblable qu'il devait exister un rapport entre les cinq polyèdres réguliers et les cinq planètes : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. C'est là un exemple extrême d'un phénomène qui n'est pas rare dans l'histoire de la science, à savoir que des théories qui se trouvent être vraies et importantes viennent d'abord à l'esprit de leurs inventeurs par suite de considérations entièrement absurdes et déraisonnables. Le fait est qu'il est difficile de penser à l'hypothèse exacte, et qu'il n'existe aucune technique facilitant cette étape essentielle du progrès scientifique. En conséquence, tout plan méthodique permettant d'imaginer des hypothèses nouvelles peut rendre des services ; et, si le chercheur y croit fermement, cela lui donne la patience nécessaire pour continuer à essayer constamment de nouvelles possibilités, même s'il a déjà dû en rejeter un grand nombre. Tel fut le cas de Kepler. Son succès final, particulièrement dans le cas de sa troisième loi, fut dû à une patience incroyable ; mais sa patience était due à ses croyances mystiques : un lien avec les polyèdres réguliers devait fournir un indice, et les planètes, par leurs révolutions, devaient produire une « harmonie des sphères » que seule l'âme du soleil pouvait entendre — car il était fermement convaincu que le soleil était le corps d'un esprit plus ou moins divin.”


Bertrand Russell, « Science et Religion », chap. La révolution copernicienne



La marotte s’apparente à l’illusion
                 
Christine : Alors, une marotte, c’est une chose à laquelle on s’accroche et qui fait avancer, agir. Et dans le texte de Russell, on voit que la marotte de Kepler était une illusion, ou une erreur, je ne sais pas bien choisir.
Hervé : Oui, illusion ou erreur ? Le mot illusion, dans son usage courant, comporte une connotation négative. Or, elle peut avoir une fonction semblable à celle de la peau : elle est protectrice et permet, par sa respiration, l'échange avec l'environnement. Nous ne pouvons probablement pas nous passer d'illusions, à condition de les examiner et de déterminer leur juste place, afin qu'elles ne se transforment pas en erreurs, en fantasmes, « ou pire », selon le titre d'un séminaire de Jacques Lacan…
Prenons un exemple : nous ne sentons pas la Terre tourner... « Eppur si muove ! (« Et pourtant elle tourne ») disait Galilée, et nous le savons. Ceci pose une distinction forte entre l'erreur et l'illusion. Se tromper, faire une erreur, consiste à tenir pour vraie une idée fausse or, dans l'exemple que nous avons donné, l'apparence d'immobilité subsiste même si nous avons une conception vraie, un savoir authentique du mouvement de la Terre. Que nous ne sentions pas sa rotation est cependant très positif, cette illusion nous protège d'un vertige certain, qui nous empêcherait d'interagir avec notre environnement : à l'Equateur, le mouvement de notre planète est de 1670 km/h, à cela il faut rajouter les 29 km/s de déplacement autour du Soleil…
Christine : Nos illusions sont donc résistantes à ce que l’on sait et elles ont un aspect positif, protecteur par exemple. Et une marotte peut faire partie des illusions bénéfiques, de celles qui nous donnent la patience et la persévérance, c’est ça ?
Hervé : C’est ça oui. Russell a raison de souligner que les grands scientifiques ont été souvent guidés par des marottes. La légende veut qu’Einstein, lorsqu’il n’arrivait pas à trouver une formule mathématique reliant des phénomènes physiques, s’exclamât : “Mais le Vieux ne joue pas aux dés”. Il était animé par la conviction, inspirée de Spinoza, selon laquelle les événements physiques s’enchaînaient de façon nécessaire et pouvaient donc être “mathématisés”.
Cette marotte est toujours présente chez de nombreux physiciens contemporains qui estiment que les quatre forces fondamentales de l’Univers (force nucléaire forte, force électromagnétique, force gravitationnelle, force nucléaire faible) peuvent être réunies en une seule formule.
Stephen Hawkins disait, il y a quelques années, qu’il pourrait ainsi “connaître la pensée de Dieu avant la création de l’Univers”.


L’émergence et la part limitée du hasard


Hervé : La (trop) fameuse “sérendipité” vient de la légende du Royaume de Serendip (approximativement le Sri Lanka actuel). De jeunes princes éduqués par le Roi, leur père, ne se décidaient pas à quitter la demeure familiale. Le Roi, un jour, les obligea à partir. Dans le monde extérieur, qu’ils ne connaissaient pas, ils appliquèrent les connaissances et les méthodes apprises dans le château de leur enfance. Ceci engendra des phénomènes émergents : ils firent des découvertes inattendues.
Wikipedia commons H. Vogtherr_J._Schalksnarr
Le mathématicien René Thom, auteur de la théorie des catastrophes, appliquait de la même façon un check list à toutes ses “trouvailles” : agrandir, rapetisser, déformer, concasser, etc.
Son propos était de générer de l’inattendu : que se passe-t-il si, selon la procédure “agrandir”, on utilise une idée une formule dans d’autres domaines que ceux dans lesquels son emploi s’est avéré utile ?
Dans les procédures de sérendipité, il s’agit à la fois de suivre une idée directrice ET de rester ouvert à ce qu’il peut arriver d’imprévu.


Dans le domaine de la recherche scientifique, des marottes peuvent faire avancer la recherche ou au contraire la bloquer. La résistance de l’Eglise aux hypothèses de Galilée était due à une marotte tenace : la Terre, lieu privilégié de la Création divine et de la Révélation DEVAIT être immobile et au centre de l’Univers. 

C’est dans un autre domaine que nous nous poserons dans un prochain billet la question de la marotte, de sa fécondité et de ses échecs : celui de la conduite de la vie, à l’échelle individuelle et collective. 

A suivre, donc...

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