dimanche 8 juin 2014

Le jus de pomme de Thanh Thuy (première partie)

Aujourd'hui, trois enfants, deux filles et un petit garçon, sont venus du village pour jouer avec Thanh Thuy (prononcez « Tahn Tui »). Tous les quatre se sont précipités vers le coteau derrière notre maison pour y jouer; ils étaient partis depuis environ une heure quand ils sont revenus demander quelque chose à boire. J'ai pris la dernière bouteille de jus de pomme fait maison et j'ai donné un verre plein à chacun en servant Thuy la dernière. Comme sa part provenait du fond de la bouteille, il y avait donc un peu de pulpe dans son verre. Quand elle a remarqué les particules, elle a fait la moue et a refusé de le boire. Aussi, quand les quatre enfants sont retournés à leurs jeux sur la colline, Thuy n'avait rien bu.
Une demi-heure plus tard, alors que j'étais en train de méditer dans ma chambre, je l'ai entendue appeler. Thuy voulait se servir elle-même un verre d'eau fraîche mais, même sur la pointe des pieds, elle n'arrivait pas à atteindre le robinet. Je lui rappelai que son verre de jus de fruit était sur la table et je lui demandai de le boire d'abord. En se tournant vers lui, elle se rendit compte que la pulpe s'était déposée et que le jus semblait clair et délicieux. Elle alla jusqu'à la table et prit le verre à deux mains. Après en avoir bu la moitié, elle le reposa et demanda : « Est-ce un verre différent, Grand-Père Moine ? » (terme habituellement utilisé par les enfants vietnamiens pour s'adresser à un moine choisi par leurs parents comme maître spirituel).


« Non, répondis-je. C'est le même qu'auparavant. Il s'est assis paisiblement pendant un moment, et maintenant, il est transparent et délicieux. » Thuy observa à nouveau le verre. « Il est vraiment bon. Est-ce qu'il t'a imité pour pratiquer la méditation assise, Grand-Père Moine ? » Je ris et lui caressai les cheveux. « Il serait plus juste de dire que j'imite le jus de pomme quand je m'assois. »
Thich Nhat Hanh
« la vision profonde »

" Lorsqu'on sent que l'on se heurte à un problème, il faut cesser d'y réfléchir davantage sans quoi on ne peut pas s'en dépêtrer. Il faut plutôt commencer à penser là où on parvient à s'asseoir confortablement. Il ne faut surtout pas insister ! Les problèmes difficiles doivent se résoudre d'eux-mêmes devant nos yeux."
      Ludwig Wittgenstein, Carnets secrets 1914-1916, 26 novembre 1914
    cité par François Roustang in "Savoir attendre pour que la vie change"...


Pour un jus de pomme bien clair


Emmanuel : Y aurait-il une sorte de principe entropique qui voudrait que le cours naturel des choses aille de l’état «problématique» à l’état «moins problématique» ?
Christine : Qu’est-ce ça signifie, principe entropique ?
Emmanuel : le second principe de la thermodynamique dit que l’entropie d’un système isolé ne peut qu’augmenter. L’entropie est une mesure de l’ordre. Mais attention, l’ordre au sens thermodynamique n’est pas l’ordre au sens général du terme. L’ordre des fils électriques qui se trouvent sous mon lit est d’être enchevêtrés, ainsi donc, quand nous les rangeons bien séparés les uns des autre, nous créons un désordre naturel. 
Christine : Que répond alors la thermodynamique à ta question ? L’ordre est-il d’aller vers du moins problématique ou du plus problématique ?
Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com



Emmanuel : il me semble que forcément on va vers du moins problématique… il suffit de prendre une échelle de temps suffisamment grande, et l’on sera dans une situation moins problématique. Mais ce  qui nous intéresse n’est pas à l’échelle de l’univers et dans une durée très grande : on cherche à résoudre un problème limité et dans un temps relativement restreint.

 
Christine : On dirait, à lire Wittgenstein pour qui « Les problèmes difficiles doivent se résoudre d'eux-mêmes devant nos yeux », que c’est aussi comme cela que ça se passe, de l’état problématique à l’état moins problématique, à l’échelle d’une petite personne. François Roustang, qui a repris cette idée, parle même de « dissoudre le problème ». Par contre, ce que je retire de mon expérience, c’est que plus on triture un sac de noeuds, plus les noeuds se resserrent et que plus on passe et repasse en pensée une situation compliquée, plus elle se complique. Mais va courir une demi-heure, et là le principe entropique dont tu parles joue à fond. Le souci apparait plus lointain, moins incisif.
Emmanuel : Et débrouiller un sac de nœuds n’est pas si compliqué quand on le fait tranquillement, dans un moment paisible et quand on est reposé et détendu… beaucoup plus que quand on a envie de pisser ou quand la belle-mère débarque dans cinq minutes.
Hervé : Je ne dirais pas qu’il s’agit d’un “cours naturel des choses”. Wittgenstein et Roustang disent qu’il convient de laisser le problème se dénouer, ce qui implique une attitude peut-être pas si naturelle chez les êtres humains.
Christine : Pas si naturelle, je suis tout à fait d’accord ! Et d’ailleurs, Roustang l’avance aussi il me semble dans son bouquin “Savoir attendre pour que la vie change”.  
“On ne peut pas faire l'économie du travail de réflexion, on ne peut pas faire l'économie de la pensée et de la compréhension, mais on doit les pousser jusqu'au bout, jusqu'à leur insuffisance, jusqu'à leur éclatement. Faire fonctionner l'intelligence jusqu'au découragement.”
Ca va contre notre idée de départ et le jus de pommes qui allait reposer tranquillement. Roustang dans ce passage avance que de toutes manières on ne pourra pas s’empêcher de touiller le jus de pommes, longuement, avec frénésie et avec la constance de celui qui a une idée quelque part et pas ailleurs. L’idée “quelque part”, il me semble qu’elle est à la fois dans l’impression que si l’on réfléchit vraiment, à fond à fond, on arrivera à retrouver l’ordre des choses, on est dans l’espérance de réussir. Et elle est aussi dans la posture que l’on prend pour cela, on est actif, debout, on se dit qu’on maîtrise les choses, qu’on les affronte, on est “courageux”. C’est important ça, d’être, ou de se sentir courageux. 
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Alors c’est vrai que, vu de l’extérieur, celui qui continue de remuer son jus de pommes avec obstination, fort de l’idée que s’il s’y prend bien il va finir par domestiquer les particules de pommes, celui-là peut sembler un peu ridicule, pris dans une action vaine. Pourtant ce n’est pas rien d’agir, ou d’”avoir agi”, de se dire ensuite qu’on a fait tout ce qu’on pouvait. Et j’ai l’impression qu’il faut que tout cela se fasse. La pensée, la compréhension, “on doit les pousser jusqu’au bout” dit Roustang, décourager le courage, épuiser la pensée, voire le corps aussi je crois. Désespérer l’espoir aussi. Alors, autre chose peut commencer, selon Roustang : “Le chemin est celui d'une recherche qui aboutit à l'impasse. Lorsque l'on a désespéré de trouver, la recherche s'arrête dans le désespoir, et c'est ce moment de désespérance qui permet l'illumination. On trouve sans avoir plus à chercher et parce que l'on n'a plus à chercher.” Si l’on n’est pas détourné de notre naturel alors on touille je crois. Et le naturel, ce n’est pas rien, on y est attaché je pense, habitué : on finit par savoir que la recherche mène à l’épuisement, mais on n’en fait pas l’économie. Ou alors peut-être que l’on sait que ce temps de recherche frénétique et désespérée s’apparente à un temps de crise, à un temps de fièvre, qui n’est qu’un symptôme. Comme dans une maladie, il faut attendre, et laisser la fièvre grimper, pour qu’on découvre ensuite quelle maladie “couvait”, comme on dit. Arrive alors le temps du diagnostic, de la critique.  
Hervé : Tes remarques me font penser à la distinction entre chercher et trouver. Très souvent (pas toujours…)  ce n’est pas en cherchant qu’on trouve. Roustang parle, lors d’un déménagement, de la perte d’une traduction qui lui avait coûté beaucoup d’efforts. Il a cherché, cherché… Une nuit, il s’est éveillé, levé, est allé à sa bibliothèque et a sorti sa traduction du rayon où elle se trouvait.
Il fallait ne plus chercher pour trouver, mais aurait-il trouvé s’il n’avait pas d’abord épuisé les voies de la recherche ? Probablement pas...
Emmanuel : Mais je pense à une autre explication. Lorsque nous sommes assis confortablement, en train de regarder une sombre situation problématique, se passerait-il la même chose que lorsque nous nous trouvons dans l’obscurité : les détails du lieu nous apparaissent progressivement, au fur et à mesure que nous nous accoutumons à l’obscurité, que nos pupilles se dilatent (le phénomène est particulièrement frappant au cours d’une nuit étoilée, quand on se trouve loin de toute source lumineuse : le ciel semble se couvrir progressivement d’étoiles… c’est joooooooli).
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Christine : Ce qui marche mécaniquement pour le jus de pommes ou les yeux dans le noir ne fonctionne hélas pas pour les problèmes de la vie pourtant. Ce serait trop simple d’attendre que les choses passent, se fassent. Enfin, je dis que c’est simple… On a vu combien c'était tentant de s’agiter dans tous les sens. Ça donne l’impression d’avoir un peu de pouvoir, de réagir, c’est insupportable de subir les choses. S’agiter relève peut-être d’une pensée magique qui fait croire que si l’on ne fait rien ce sera encore pire. Alors ce qui serait central c’est la patience. Et patience, étymologiquement, ça vient de souffrir non ? Pris dans un problème, il me semble alors qu’il s’agirait d’attendre, mais d’une attente qui ne serait pas passivement patiente, mais qui mettrait peut-être dans un état de veille. De veille de quoi, je ne sais pas. Il s’agirait d’attendre sans savoir ce que l’on attend ?
(à suivre...)