dimanche 31 août 2014

Vivre ensemble (deuxième partie)



Hervé : Le sentiment d’appartenance, sous différentes formes, était encore fort il y a quelques années. Il pouvait concerner la nation, le corps de métier, la vie dans un même quartier. Il donnait lieu à tout un système d’échanges, d’entr’aide, des rencontres rituelles, comme les veillées, les fêtes.
Qu’est-ce qui s’est passé ? Le mode de vie traditionnel, communautaire, avait ses contraintes comme tu le rappelles : une communauté est comme un organisme dont chacun est membre. Il contribue à l’existence et au fonctionnement du tout, chacun est redevable à l’égard de tous les autres. Depuis au moins trois siècles, l’apparition de la société civile, des échanges marchands où chacun poursuit son propre intérêt a changé la donne. Lorsque j’ai payé pour un bien ou un service, je ne dois plus rien au prestataire ou au vendeur, chacun poursuit sa route comme il l’entend.
Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com
Christine : On dirait alors que disparait ou du moins s’émousse la notion de dette. Il me semble que c’est plutôt un progrès de ne plus vivre ensemble tenus par ce sentiment-là, qui chemine bien aux côtés du sentiment de culpabilité. Mais il est vrai que très vite on s’aperçoit que cela fragilise des pans de société qui tenaient grâce à cela, comme le soin que l’on devait aux parents vieillissants. Si l’on en finit avec le sentiment de devoir qui animait pour s’occuper de ses parents, alors naturellement on perd soi-même l’attente que nos propres enfants s’occupent de nous lorsque nous serons dans le besoin.
Hervé : Oui, voilà. La généralisation de ce mode d’échange où l’on ne doit rien et où personne ne nous doit rien en retour, au-delà même de la relation marchande, tend à plonger les interactions entre humains dans l’anonymat. C’est contre cela que se déploient ce qu’il est convenu d’appeler les communautarismes, qui dénoncent aussi les stratégies de domination que génèrent l’internationalisation des flux financiers.
Tout le problème est qu’ils produisent des groupes fermés générant de l’exclusion au nom des idéaux qu’ils défendent qui ne sont pas ceux des mécréants là-bas dehors. C’est précisément le risque conflictuel entre les diverses communautés qui a suscité la problématique du “vivre ensemble” et l’un de ses prolongements actuels : “La morale laïque”.
Emmanuel : Le risque, c’est effectivement qu’existe un besoin fort de créer de nouveaux liens et quasiment plus de cadre. Celui qui trouve sa solution s’emballe souvent. On constate des phénomènes de groupes qui possèdent une intensité, une dynamique impressionnantes, mais aussi un manque de recul effrayant. Cette morale laïque, c’est ce qui permettrait de cadrer, de faire prendre le temps de la réflexion.
Christine : Ce qui m’intéresse bien dans ce que tu présentes Hervé, c’est la mutation du don. Tu dis “Lorsque j’ai payé pour un bien ou un service, je ne dois plus rien au prestataire ou au vendeur, chacun poursuit sa route comme il l’entend.” et tu parles d’anonymat. On condamne souvent l’anonymat. Moi je lui trouve au contraire un avantage, et particulièrement dans le cas du don. Ça me rappelle la parabole du bon Samaritain, qui donne sans savoir à qui il donne. Ça permet je trouve à celui qui a reçu de ne pas se sentir redevable “de quelque chose à quelqu’un”, et de donner d’une main “en oubliant de l’autre que l’on a donné”. Cela encourage je trouve à donner librement et gratuitement, indépendamment du fait qu’il soit ou non de ma communauté. il s’agit d’autrui. Point.

Emmanuel : Tiens à ce propos, Hervé, quel est le rôle du cadeau dans les différentes civilisations ?


Photo : Philippe Ibars
Hervé : Il représentait, au-delà de son utilité, un système d’alliance entre tribus. Il faisait l’objet de discussions âpres entre les chefs qui déterminaient ce qui ferait l’objet de ces dons réciproques. Il s’agissait plus de “dons” d’échanges. Il n’y avait d’ailleurs aucune connotation marchande, la monnaie n’existant pas dans ces civilisations.
Emmanuel : Et comment faire pour éviter l'escalade ? Dans certains cas, cadrés, avec des cadeaux simples et plus ou moins la même chose pour tout le monde, le cadeau devient parfois ridicule… Et sinon, les comparaisons induisent rapidement l'escalade (j'ai fait moins que la tante Ursule, il faudra que je fasse plus la prochaine fois, etc…)
Hervé : Cela s’appelait le “potlach” : une surenchère mutuelle de dons, censés montrer la puissance de ceux qui les font. Des “flambeurs” dirait-on aujourd”hui.
Emmanuel : Je vois… Si le cadeau est obligatoire, est-ce encore un cadeau ? Dans ce cas, un cadeau peut-il être sincère, ou n'est il pas simplement un non-non cadeau ?
Christine : On peut se le demander. Ca doit faire partie des systèmes d’échanges impensés qui tiennent une communauté. 
Mais pour rester dans le “librement et gratuitement” et dans le vivre en groupe, on n’a pas encore parlé des réseaux.   

Hervé : Pour moi, le virtuel a tenté de faire du “vivre ensemble” avec les réseaux dits “sociaux” et, au premier chef, Facebook. L’idée est de construire des communautés d’intérêts voire de fantasmes que les  followers “likent” ou pas. L’arrivée de nouveaux membres, la prolifération des récits, montrant l’ampleur de la communauté. Oui, mais cela reste virtuel, comment peut s’effectuer le passage au réel ? Les “apéritifs Facebook” ont montré que mettre du réel dans du virtuel passe par  des modalités  de surenchère (alcool, violence) peu satisfaisantes.

Photo : Philippe Ibars
Christine : Je trouve que tu caricatures les réseaux sociaux et réduis leur surface à leurs marges. Oui, bien sûr on y trouve les apéros, les likes, les commentaires creux. Mais ce sont aussi des occasions de pouvoir se rapprocher pour soutenir quelqu’un, une idée ou un projet, d’apprendre dans un domaine choisi, entouré de gens choisis, d’amorcer ou de prolonger des communautés IRL, “in real life”, comme on dit. Malgré cette dénomination, pour moi ce qui se passe autour des réseaux virtuels, ce n’est pas de la fausse vie. Ce que cela permet de faire n’est pas au rabais. Et même si parfois ce n’est que réduire l’impression de solitude lorsqu’elle angoisse, alors cela a une valeur : a minima valeur de lien, office de média, pour une relation, comme je le disais, légère et joyeuse, peut-être plus auberge espagnole où chacun dépose et vient chercher que dans ce qui est plus institué, institutionnel, avec des figures d’autorité, et le don et la dette dont nous parlions.


Bon, je pense qu’on est d’accord, arrivés là, qu’avec la Révolution française sont nées les premières sociétés avec un programme, là où tout tenait par la reproduction, la féodalité et la coercition. Aujourd’hui, nous vivons dans une société en ayant d'autres modèles sous les yeux, ce qui accélère à la fois les transformations et l’uniformisation. Et nous explorons de nouvelles modalités pour vivre ensemble démocratiquement,  associations, réseaux sociaux avec de nouvelles modalités des échanges. 

Hervé, est-ce que des philosophes pourraient nous aider à conclure, peut-être en élargissant notre réflexion sur la démocratie, qui est le commun dénominateur de nos idées ici rassemblées ?

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